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L’économie dans les œuvres populaires (7/7). En cette période de fêtes, BFM Business explore la manière dont l’économie fonctionne dans des œuvres populaires (BD, musique, films). Une série en sept épisodes avec aujourd’hui, le héros le plus sombre de l’univers DC comics, Batman.
Côté pile: un milliardaire et homme d’affaires extravagant. Côté face: un justicier solitaire qui risque sa vie chaque nuit au profit des marginaux et des plus faibles dans les rues sombres de Gotham City. Depuis bientôt 75 ans, Bruce Wayne et son alter égo Batman cultivent les paradoxes. L’économie au travers du comics n’échappe pas à la règle.
Parfois socialiste, souvent libéral, constamment libertarien, l’univers de la Chauve-souris a incarné de multiples visages du capitalisme américain d’après-guerre. Au gré des auteurs, du secteur de la bande-dessiné et du contexte socio-économique de l’époque.
Batman fait sa première apparition dans les comics en 1939 dans une période où les Etats-Unis se relèvent tant bien que mal de la crise économique initiée par le krach boursier d’octobre 1929. Le succès est immédiat. « Pendant la Grande Dépression, alors que la plupart des Américains sont pauvres, le fantasme de la richesse de Bruce Wayne et de son train de vie oisif est un moyen d’évasion au moins aussi puissant que ses aventures en tant que Batman”, analyse Rob Salkowitz, expert du secteur de la bande-dessinée et codirecteur de l’ouvrage collectif Super-héros et économie: le monde obscur des capes, des masques et des mains invisibles (Rutledge, 2018).
Un PDG apprécié par ses employés
Sa fortune, estimée à sept milliards de dollars selon Forbes – proche de 80 milliards selon d’autres classements – est en grande partie le fruit de son héritage. Ses ancêtres sont des aristocrates anglais ayant participé à la création de Gotham. La richesse de la dynastie Wayne a fructifié au fil du temps grâce à la Wayne Enterprises, société familiale dont Bruce figure comme PDG et actionnaire majoritaire.
Il s’agit d’un conglomérat regroupant une douzaine de branches différentes: recherche dans les nouvelles technologies, transport de fret, usines d’acier, raffineries, médias… Dans certains comics, le Daily Planet, journal dans lequel travaille Clark Kent (Superman) est détenu par la filiale Wayne Entertainment. En clair, Batman est l’employeur de Superman.
Le milliardaire est néanmoins loin, très loin d’être dépeint comme un chef d’entreprise accompli. “Ce n’est pas un entrepreneur comme peut l’être Tony Stark, estime Rob Salkowitz. Le principal innovateur et génie commercial de Wayne Entreprises est le personnage de Lucius Fox (incarné par Morgan Freeman dans la trilogie de Christopher Nolan, NDLR)”.
“Quand Bruce se pointe à une réunion c’est souvent à la grande surprise du comité qui ne s’attend pas à le voir, renchérit Siegfried Würtz chercheur spécialisé dans les liens entre bande dessinée états-unienne et politique et auteur de l’essai Qui est le chevalier noir ? Batman à travers les âges (Third Editions, 2019). La Wayne Enterprise apparaît plus comme un prétexte pour justifier l’argent un peu infini dont il dispose pour son train de vie, ses fondations et ses entreprises super-héroïques.”
Pour autant, le PDG reste très apprécié de ses salariés. S’il ne s’intéresse que peu aux activités de sa société, il “connaît le prénom de chacun de ses employés”. “On est vraiment dans cette logique du bon patron paternaliste, observe Siegfried Würtz. Les seuls qui le contestent sont son comité d’actionnaires car ce dernier poursuit des intérêts plus douteux”.
“Utiliser son argent pour le bien commun”
En tant que personne, Bruce Wayne est dépeint comme un play-boy milliardaire. Pour les spécialistes, il s’agit plus d’une façon de ne pas attirer l’attention sur sa double identité qu’un véritable trait de caractère. “Il adopte les codes de la bourgeoisie et de l’aristocratie sans forcément y croire. Cela renvoie à leur caractère un peu artificiel”, considère Camille Baurin, spécialiste de l’histoire des comics.
Son côté mondain est contrebalancé par sa réputation pour ses dons à des œuvres de charité. “La philanthropie est une vision assez répandue dans les milieux économiques américains, indique Siegfried Würtz. Bruce Wayne, en tant qu’ultra riche, a la responsabilité morale d’utiliser son argent pour le bien commun.”
Il apparaît ainsi très impliqué dans sa propre fondation, la Wayne Foundation, qui chapeaute plusieurs organismes. Ces derniers financent tous types d’actions: centres de soins, écoles, orphelinats, soupe populaire… Le décor est ainsi planté, seul un capitalisme moral venant d’individus privés moraux pourra sauver la société.
D’autant que, comme le souligne Justine Marzack, chercheuse et autrice de Batman origines – petite anthropologie de l’homme chauve-souris (Les Pérégrines, 2014), le poncif selon lequel avoir de l’argent équivaut à être du côté du bien, et inversement, est très répandu dans l’imaginaire américain.
“De nombreux vilains avaient des positions extrêmement avantageuses avant d’être déchus. C’est après avoir sombré dans la pauvreté qu’ils deviennent des criminels”, appuie-t-elle, faisant référence à des personnages comme Mister Freeze ou Poison Ivy.
Si ses milliards le placent, de manière manichéenne, dans le camp du bien, certains comics s’attardent sur l’inefficacité de ses actions philanthropiques. En effet, celles-ci n’arrivent pas à atténuer les inégalités au sein de Gotham. Et chacune de ses tentatives de changer les structures économiques et politiques sous-jacentes – en tant que maire de Gotham puis sénateur – se révèle être un échec. “A chaque fois, il finit par être ramené à l’action directe en tant que Batman”, constate Siegfried Würtz.
Jongler avec les paradoxes
Les années 70 vont insuffler un vent nouveau dans l’univers des comics en perte de vitesse. La demande de justice sociale qui traverse la société américaine va ainsi prendre une place plus importante dans la trame narrative. De nombreux auteurs, avec des opinions marquées à gauche, voire très à gauche, vont se saisir de l’histoire de l’homme chauve-souris.
Malgré ses prises de position en faveur des dominés, « Batman reste un très mauvais personnage pour les véhiculer puisque le concept d’un milliardaire rendant la justice en dehors de la loi est un fantasme intrinsèquement de droite », remarque Rob Salkowitz.
Pour les auteurs, il s’agit donc de jongler avec les paradoxes. Sous la plume du scénariste Dennis O’neil, Bruce Wayne renonce à son manoir pour un penthouse situé dans le centre de Gotham. Si la décision apparaît plus symbolique qu’autre chose, “c’est une façon de lui enlever son caractère aristocratique, de ne plus renvoyer l’image du suzerain qui règne sur la ville depuis son château”,suggère Siegfried Würtz.
En tant que super-héros, les combats menés par Batman acquièrent une résonance plus politique. Le justicier se met à défier les mauvais PDG, les politiciens corrompus, le crime en col blanc… “Plus que de s’attaquer au système capitaliste – dont il est lui-même le produit – il s’attaque aux dérives du capitalisme”, note le chercheur.
Car avec Batman, les auteurs n’ont pas une liberté éditoriale infinie. “La chauve-souris est, avec Superman, le super-héros le plus populaire de l’univers DC. On ne peut pas lui faire incarner une position politique trop clivante, au risque de braquer une partie du lectorat”, relève Siegfried Würtz. Ainsi, les scénaristes se contenteront de personnages secondaires pour faire passer certains messages.
“Militantisme anticapitaliste”
Le personnage de Green Arrow peut ainsi apparaître comme une projection de ce que Dennis O’neil aurait aimé faire de Batman. Les deux personnages se ressemblent étrangement: ce sont des play-boys milliardaires, des justiciers sans pouvoir qui utilisent leur argent pour s’équiper de gadgets à la pointe de la technologie… Après lui avoir fait perdre la totalité de sa fortune, le scénariste transforme l’archer en l’un des héros les plus contestataires de l’univers DC.
Alan Grant, autre auteur phare du chevalier noir, va lui créer un personnage nommé Anarky. Ce dernier, inspiré par les lectures de Karl Marx, Lénine ou encore Mao Zedong, souhaite se débarrasser des politiciens corrompus et des patrons cupides, quitte à utiliser des moyens criminels ultra violents. S’il combat ses méthodes, l’engagement d’Anarky suscite une certaine forme d’admiration de la part de Batman.
Au point qu’Alan Grant imagine la transformation de l’antihéros en un nouveau Robin. “On peut parler d’un militantisme anticapitaliste extrêmement explicite”, souligne Siegfried Würtz qui explique que cette volonté de l’auteur recevra une fin de non-recevoir de la part de la maison d’édition. Reste qu’Anarky n’est pas le seul « méchant » de l’univers du chevalier noir à demander plus de justice sociale.
« Le Pingouin demande une meilleure inclusion des personnes handicapées, Mister Freeze souhaite plus de moyens à l’université pour la recherche, Poison Ivy veut se venger de la destruction de la biodiversité par les grandes compagnies », énumère Justine Marzack.
Dans la réalité, des images de manifestants du monde entier arborant le masque du Joker avaient fait le tour des réseaux sociaux après la sortie du film en 2019. Certains médias évoquaient – avec un brin d’emballement – un nouveau symbole des soulèvements populaires.
D’aucuns voient ainsi une autre grille de lecture possible avec Batman. En combattant ces antagonistes sans prendre en compte leurs considérations économiques, sociales ou écologiques, l’homme chauve-souris serait alors le gardien d’un « ordre social à la faveur des classes dominantes », expose Siegfried Würtz. De défenseur des opprimés à protecteur des plus aisés, la frontière pourrait être plus fine qu’on ne le pense.
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