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Et, tout à coup, un immense terrain vert vient casser la verticalité du paysage. Au loin, les tours des cités Allende de Saint-Denis et du Clos-Saint-Lazare de Stains. Sous le nez, des plants de tomates, encore vertes, des salades, des fleurs qui s’entortillent aux haies, des framboises délicieusement roses. Sarah, bottes bleues aux pieds, appuie sur une fourche qui s’enfonce dans la terre. « C’était un coin où j’ai eu pas mal de courgettes. Cette année, j’ai voulu avoir des aubergines. Ça n’a pas pris. » Steve, son cousin, tangue en déplaçant maladroitement un arrosoir plein. « Je suis venu donner un coup de main, mais surtout passer la soirée ici. Les jardins ouvriers, c’est magnifique pour profiter d’un coin de verdure et voir le soir tomber. » L’entretien et la récolte du jour terminés, Sarah range son matériel et va chercher verres et glacière restés dans la cahute de jardinage, faite de planches fatiguées. Elle s’assoit à une belle table en bois sous un figuier et coupe les fruits et légumes frais tout juste cueillis. « Mes parents ont ce jardin ouvrier depuis plus de trente ans. On vit au 8e étage, dans le centre-ville de Saint-Denis. À chaque fois que je viens ici, j’ai l’impression d’être ailleurs, dans une autre région. Pourtant, on est à dix minutes de porte à porte. »
JE VIENS DONNER UN COUP DE MAIN, ET PASSER LA SOIRÉE. CES JARDINS OUVRIERS, C’EST MAGNIFIQUE POUR PROFITER D’UN COIN DE VERDURE ET VOIR LE SOIR TOMBER. »
Autour, d’autres jardiniers des villes prennent soin de leur parcelle, échangent des conseils et se partagent fraises et asperges. Il y a ici des centaines de carrés municipaux bariolés, que chacun plante et décore à son goût, créant son propre univers, son lien intime à la nature. « Et aussi son propre bouclier anti-inflation ! Ici, j’ai des fruits et légumes de qualité à des prix hors de la folie du marché », s’amuse Sarah. Au beau milieu de ce jardin ouvrier de Seine-Saint-Denis, département dense, bétonné, mais constellé de potagers partagés, s’épanouissent aussi en grappes, en vols épars ou en nuées des tourbillons d’insectes, des escargots pas pressés, des moineaux hirsutes et quelques fouines altières et discrètes. Un petit poumon de biodiversité. « Vraiment, on n’a pas l’impression d’être en ville. C’est ma petite parenthèse enchantée ! », lance Steve en roulant une cigarette. Et l’histoire dure depuis plus d’un siècle.
C’est à une femme que l’on doit l’idée : Félicie Hervieu crée les premiers jardins ouvriers à Sedan en 1893. L’idée est reprise par l’abbé Lemire, également député, qui fonde en 1896 la Ligue française du coin de terre et du foyer. Le prêtre entend offrir un lopin de monde rural perdu aux populations qui migrent massivement vers les grandes villes dans le cadre de la révolution industrielle. Si certains trouvent un petit côté père la morale à l’abbé Lemire, qui invite les ouvriers à « s’éloigner des cabarets » pour « renouer avec leurs activités familiales », il faut aussi lui reconnaître, au-delà de son « terrianisme », une véritable ambition sociale. « Les hommes qui n’ont ni feu, ni lieu, ni attache à la profession, ni lien au sol, arrivent plus facilement que d’autres à n’avoir ni foi ni loi. Ils errent au hasard de par le monde, victimes de la loi de l’offre et de la demande, et ils aboutissent fatalement dans les grands centres où les attendent les désillusions et les désespoirs », écrivait-il. En outre, la CGT lance elle aussi une campagne incitant les ouvriers à ne pas délaisser leur foyer en s’enivrant jusqu’à y faire passer l’essentiel de leur salaire, et invite à semer en banlieue.
Au fil des ans, les municipalités rouges de Seine-Saint-Denis vont également mettre la main à la pâte. Chaque parcelle, le long d’un canal, d’une usine, dans les douves d’un fort militaire, va se barioler de plans et de cabanons. Les communes ouvrières suivent le mouvement partout en France.
« Jadistes » : la lutte porte ses fruits
Plus de 250 000 jardins familiaux sont même recensés à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle ils jouent un rôle clé dans l’alimentation des citadins. Depuis, la Ligue de l’abbé Lemire a été rebaptisée Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs (FNJFC). C’est elle qui gère les jardins ouvriers, avec d’autres associations et des communes. 135 000 adhérents sont inscrits dans le pays, avec accès à un terrain contre un droit d’usage modeste et l’interdiction de vendre sa production. « Franchement, ça vaut le coup ! », sourit Sarah, qui appelle à défendre les jardins.
Car, sur 2 000 parcelles environ en Seine-Saint-Denis, plusieurs sont menacées par des projets immobiliers. Près de 9 000 mètres carrés des jardins ouvriers pourraient disparaître à Aubervilliers d’ici aux jeux Olympiques de 2024, pour laisser place à une gare et des équipements. Environ 4 000 mètres carrés ont été rasés pour un centre nautique. Devant la cour administrative d’appel de Paris, un collectif de « jadistes » (pour jardins à défendre) a obtenu l’annulation de la construction du solarium, et la rétrocession, à terme, des terres. « C’est bucolique comme ça, mais c’est un vrai combat, les jardins ouvriers », mesure Sarah.
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