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Il a réussi son coup, sans doute plus que lui-même n’en aurait jamais rêvé.
Il y a dix ans, après son éviction fracassante de Renault, Carlos Tavares retombait miraculeusement sur ses pattes à la tête d’un PSA cadavérique. Ce mardi, il paradera devant les actionnaires de Stellantis, l’amalgame de PSA, Opel et Fiat Chrysler, une panoplie monumentale de 14 marques qu’il a rendues plus rentables que jamais.
Au milieu de l’estrade, lors de cette assemblée générale, sa dixième en tant que numéro un d’un constructeur, il devrait endosser le costume du patron le mieux payé de la planète automobile, avec 36,5 millions d’euros au titre de 2023 . Le salaire XXL de celui qui est devenu une figure majeure de son industrie, surplombée d’une aura impitoyable et pragmatique, dans un style diamétralement opposé à celui d’Elon Musk .
« Carlos Tavares est un très grand industriel, salue le ministre de l’Economie Bruno Le Maire. Il a pris une entreprise en très grande difficulté, PSA, et en a fait l’un des leaders mondiaux. Son succès est éclatant. »
Retour sur la décennie d’enfer de Carlos Tavares, avec les dessous d’une odyssée racontés par ceux qui l’ont vu à l’oeuvre.
PSA, ou la première « masterclass »
Après avoir été éjecté manu militari de Renault par Carlos Ghosn pour crime de lèse-majesté – clamer haut et fort sa volonté de devenir numéro un -, le numéro deux du Losange atterrit fin 2013 dans le camp d’en face, chez PSA.
A l’époque, c’est le feu au sein de la Maison Peugeot. La faillite guette, l’Etat et le chinois Dongfeng ont été appelés à la rescousse, la famille a abandonné contrainte et forcée le contrôle de son empire centenaire. « A un moment, on perdait 7 millions d’euros par jour, même le dimanche », se souvient Christian Lafaye, membre FO du board dissous de PSA.
Dans cette apocalypse, Carlos Tavares déploie sa méthode au napalm. Le centralien qui déteste avoir un mail en souffrance dans sa boîte colle tout le monde au mur. Les ingénieurs, les techniciens, les opérateurs, les prestataires, les vendeurs, les acheteurs… Ceux qui tiennent leurs objectifs se retrouvent avec une rallonge d’objectifs, et tant pis pour ceux qui ne suivent pas le train. C’est Darwin-sur-Seine avenue de la Grande Armée, au siège historique du groupe.
Si des grognards quittent les rangs, les placards sont dépoussiérés et les comptes reverdissent rapidement. Le carton inespéré de la Peugeot 3008 clôt le bal. En 2015, deux ans seulement après l’arrivée au volant de Carlos Tavares, PSA est sauvé.
« Il a réussi à relancer PSA à marche forcée, en redonnant aux équipes le goût du produit, mais avec brutalité. Dans la vie, il est agréable et plaisantin, mais au bureau on dirait toujours qu’il a perdu son chien. Il fait toujours la gueule. Je ne pourrais pas travailler avec lui », chambre un pilier du secteur.
Le « psychopathe de la performance », voilà comment il se qualifie en ce temps-là, est, lui, fier d’avoir « fait taire l’incrédulité qui accompagnait son plan stratégique » privilégiant la marge au volume.
Car tout le monde applaudit, ou presque. « Le retournement de PSA est devenu un énorme cas d’école », constate Eric Kirstetter, senior partner chez Roland Berger. « Travail impressionnant », validait Robert Peugeot sur le moment.

« Back in the race », le premier plan stratégique de Carlos Tavares chez PSA, a mieux fonctionné que prévu.ERIC PIERMONT/AFP
Certains apprécient aussi, mais sans tomber par terre. « D’autres auraient pu le réussir aussi, ce coup-là, entre nous », tranche un autre grand dirigeant du secteur.
« Soyons honnêtes. Chez PSA, il a bénéficié d’une chance du débutant. Il y a trouvé le système des familles de voitures qu’il a eu l’intelligence de voir et promouvoir, et de la baisse des coûts fixes enclenchée par la fermeture d’Aulnay initiée par son prédécesseur Philippe Varin », tempère un vieux routier de l’auto.
Certes. Mais avec le recul, certains se disent que les Peugeot auraient peut-être pu sauver leur place dans le groupe si Carlos Tavares était arrivé un peu plus tôt. Ils n’en auront jamais le coeur net.

Le miracle Opel
PSA remis en selle, Carlos Tavares pense à la suite. L’auto, c’est comme le vélo, si on s’arrête, on tombe. « Il a toujours dans sa besace le fameux coup d’après », constate le syndicaliste Christian Lafaye.
La suite ? C’est Mary Barra, la patronne de General Motors, qui lui offre sur un plateau d’argent. Ou plutôt de plomb. Opel, la branche européenne de la Vieille Dame de Detroit, est déficitaire depuis vingt ans. En 2016, les états-majors des deux groupes se côtoient autour de programmes de véhicules en commun. Carlos Tavares saute sur l’occasion. PSA s’offre Opel en 2016. Et, miracle, la marque à l’éclair refait aussitôt des étincelles.

En 2016, PSA rachète Opel à Mary Barra, la patronne de GM, une marque moribonde que le groupe français retourne en un an, à la surprise générale.Zacharie Scheurer/Ap/SIPA
« Redresser Opel en un an, c’est pour moi ce que Carlos a fait de plus fort durant ces dix ans, raconte un participant à l’opération. Quand Barra nous a proposé l’affaire, personne n’y croyait. Nous non plus ».
En juillet 2017, après un passage à la paille de fer et le débarquement des technologies et des tableaux Excel de PSA, Opel est à l’équilibre pour la première fois du siècle, sur un semestre. Les six mois suivants confirment le prodige, et Carlos Tavares rembourse le rachat d’Opel avec une seule année de bénéfices… d’Opel. « Cette opération, ce n’était pas la plus intuitive », rappelle Xavier Peugeot, alors chez Citroën.
De l’autre côté du Rhin, la concurrence, incrédule, observe le numéro de cet Ulysse qui joue la naïveté mais qui sait transformer un métal quelconque en or 18 carats.
« Beaucoup dans le secteur se demandaient alors si sa réussite serait durable. La suite a montré que oui, souligne Didier Leroy, le conseiller spécial d’Akio Toyoda, le patron de Toyota . Opel, personne n’en voulait. Ce qu’il a fait avec Opel, c’est ce qui a fait dire à Elkann qu’il lui fallait Carlos ».
En quête d’un digne successeur à feu Sergio Marchionne chez Fiat Chrysler , John Elkann, l’homme fort du clan Agnelli, est effectivement tenté de débaucher le surdoué. L’Italien sera un personnage central des prochains chapitres de la saga.
PSA-FCA : coup de maître au forceps
« John » a appris à connaître PSA. Il discute mariage depuis des lustres avec les Peugeot. Deux fois, depuis la crise de 2008, les discussions deviennent plus concrètes, avant d’achopper devant les prétentions des parties.
Les deux dynasties industrielles s’apprécient – elles ont en commun l’amour de Pininfarina -, mais sont dures en affaires. Relancées au printemps 2019, les discussions patinent. Fin mai, John Elkann renverse la table : il a senti en Renault l’animal aux abois, meurtri et déboussolé par l’affaire Ghosn.
Une belle affaire, comme celle de Chrysler, avalé pour une bouchée de pain en 2009 pendant la crise financière. Un peu plus tôt, Carlos Ghosn avait tenté de mettre la main sur Fiat Chrysler, vainement – John Elkann aime être le maître du jeu. Le milliardaire transalpin invite à dîner Robert Peugeot un beau soir de mai, pour lui annoncer qu’il veut changer de fiancé . Le patriarche français s’étrangle.

Carlos Tavares et John Elkann, les deux têtes de StellantisMARCO BERTORELLO/AFP
Carlos Tavares entre dans une colère noire. L’ire lui fait écrire un mémo assassin, dénonçant une opération qu’il juge désastreuse pour Renault, la France, ses intérêts. La note circule dans Paris. Elle participe à l’inquiétude croissante du gouvernement qui, après avoir validé de prime abord le principe de l’opération, s’alarme de la réaction très négative de Nissan .
Aujourd’hui, dans l’entourage de Bruno Le Maire, on assure n’avoir « jamais cru » au rapprochement entre le Losange et l’italo-américain. « Un mariage à deux est compliqué, à trois il est impossible », fait-on valoir.
Le deal Renault-Fiat explose la nuit du 5 juin , lors d’un conseil mémorable à Boulogne-Billancourt. Le Losange se lézarde. Jean-Dominique Senard remet sa démission, refusée par l’Etat – le président du Losange expliquera à ses actionnaires réunis pour une assemblée générale de légende , quelques jours plus tard, ne pas avoir « l’habitude d’être comme une moule, sympathique mais muette ».
Carlos Tavares rappelle aussitôt John Elkann et Mike Manley, son homologue chez FCA. « Carlos était conscient que l’Europe ne suffisait pas à PSA. Et les Agnelli voulaient absolument un deal avec quelqu’un », résume Didier Leroy.
Au forceps, le dirigeant parvient à aligner les planètes à la rentrée 2019. Non sans mal, le clan français, qui voit les Agnelli devenir premiers actionnaires , accepte de payer une prime – même si PSA tourne à plein régime quand FCA est à la peine.
« Sans lui, le Mbappé de l’auto, l’opération n’aurait pas pu se faire. Il disait qu’il le faisait pour assurer l’avenir des salariés du groupe », raconte Christian Lafaye.
Opération « Kill the virus »
Cet avenir sera perturbé par l’improbable : une pandémie comme la Terre n’en a pas connu depuis un siècle.
« Carlos, je le pratique depuis 1982, explique Yann Vincent, qui a fait ses classes avec lui chez Renault, avant de piloter ACC, « l’Airbus des batteries ». Le plus fort, c’est son management pendant le Covid ».
Tous les jours de huit à dix heures à compter du 17 mars 2020, Carlos Tavares réunit la moitié de son comex. Un comité de pilotage permanent baptisé « Kill the virus ».
« Lors de la premi ère réunion du board sur le sujet, tout le monde pensait que les usines allaient fermer trois semaines. Pas lui », se souvient Christian Lafaye. « La fermeture des concessions a été extrêmement difficile à vivre pour moi, c’était comme mettre un bouchon dans le tuyau », souligne l’été suivant Carlos Tavares.
Le stakhanovisme paie : fin juillet, Stellantis affiche un bénéfice net de 600 millions d’euros sur le premier semestre 2021 , malgré une fonte des ventes de 46 %. Un exploit. « C’était le seul groupe dans l’industrie dans ce cas », admire Yann Vincent. Carlos a une capacité unique à être à la fois dans la stratégie mais aussi dans l’exécution. Lui, il ne lâche jamais la balle ».
Stellantis, chef-d’oeuvre radical
Encore faut-il savoir la manier, cette balle. Seul un acrobate peut créer et tenir Stellantis, attelage titanesque de 242.000 salariés écartelé entre des cultures et des technologies différentes, entre la France, l’Italie et Detroit.
Avant même d’avoir soufflé sa troisième bougie, le groupe éblouit et laisse dans son rétroviseur Volkswagen, Ford et General Motors au petit jeu de la capitalisation boursière. Wall Street célèbre des résultats hors du commun pour un constructeur généraliste – une marge opérationnelle de 12,8 % en 2023. Et Carlos Tavares rentre dans la cour des grands hommes de l’auto.
« Avoir de tels résultats avec ce groupe, éviter qu’il parte en vrille, c’est impressionnant et assez extraordinaire, surtout en regard de l’Alliance Renault-Nissan », signale Yann Vincent. « C’est le plus waouh de tout le parcours de mon ami Carlos, surenchérit Didier Leroy. Donner de l’énergie à ces 14 marques, même celles au fond du trou, c’est fort ».

On pourrait presque croire que c’est facile de rapprocher deux grands constructeurs. « Des rapprochements qui n’ont pas réussi ou qui n’ont pas débouché sur les résultats espérés, cela arrive très fréquemment », rappelle un proche de Carlos Tavares.
Eparpillé façon puzzle entre Vélizy, Turin, Amsterdam, Detroit et le Portugal, le pilote amateur réussit encore à tenir la bride tr ès courte à ses top managers, sa marque de fabrique. « Stellantis, c’est l’antithèse de Renault. Chez Renault, plein de gens réfléchissent à la stratégie, peu à la mise en oeuvre. Chez Stellantis, c’est l’inverse », observe un fin connaisseur des deux entreprises.
« Moi, j’ai fait Opel, pas 25 slides sur la consolidation du secteur », nous lançait-il en 2017. Le concerné assume également sa dureté. Elu manager de l’année par « Les Echos » en mars 2019, il expliquait : « Je suis leur chef, pas leur copain […]. Si on relâche l’accélérateur, on est instantanément doublé. Et quand la faucille va passer, elle commencera par l’arrière du peloton et remontera la file ».
Pas du genre à se laisser attendrir par Circé, Carlos Tavares n’agit pas autrement avec ses fournisseurs et ses concessionnaires, au risque de les braquer. « Dans cet écosystème, il faut quand même s’entendre avec ses partenaires », prévient un financier. Ou dialoguer à Paris et Rome avec des responsables politiques inquiets de voir Stellantis échapper aux logiques de frontières. L’Italie réclame des usines pleines. La France aussi.
Le dernier chapitre
« Chez Renault, quand Carlos Tavares avait dit « je veux être numéro un », il savait très bien ce qu’il faisait, raconte un pilier de la place de Paris. Il se fixait un point GPS : être numéro un. Ce fut chez PSA. Puis il a verrouillé un autre point GPS : redresser le constructeur. Puis un autre encore : le faire grandir le plus vite possible. Un an avant Fiat Chrysler, il m’avait dit : ‘Dans douze mois, soit on aura fusionné avec untel, soit avec untel’. Cela aurait pu être aussi bien Ford ou GM. Ce fut Fiat Chrysler. »
Quel sera le prochain « point GPS » sur la route de Carlos Tavares ? Fidèle à lui-même, il l’a clairement énoncé en début d’année. Il veut réaliser le prochain grand « deal » du secteur. Stellantis dispose de 60 milliards d’euros de liquidités, et son président John Elkann adore ce type de divertissement. Pourquoi ne pas transformer le fameux Big Three américain en Big Two, en avalant Ford, par exemple ? Quitte, pour Carlos Tavares, bientôt 66 ans, à prolonger de quelques années son règne, fait-il savoir autour de lui.
Quoi qu’il advienne, chez les Peugeot, on contemple aujourd’hui le résultat de la décennie Tavares et on se prépare à la vie sans lui.
« Carlos Tavares, ce n’est pas la culture de la performance, c’est la culture du résultat. Sa méthode a permis de fortement réduire le point mort du groupe et les effets de cycle inhérents à notre industrie », souligne Xavier Peugeot. Un point sensible pour la famille, passée très près de la sortie de route définitive en 1980, ou au début des années 2010.

Carlos Tavares est dans son élément dans les paddocks et les garages.JEAN-FRANCOIS MONIER/AFP
« Nous sommes tous agréablement très surpris par ses performances. C’est un très grand capitaine d’industrie qui a un charisme formidable, confirme Jean-Philippe Peugeot. J’espère que ça continuera après lui, et qu’il saura proposer des noms pour lui succéder efficacement ».
Ces noms-là, il a promis de les donner à son conseil. Le moment venu. « Un manager classique s’arrêterait pour regarder dans le rétroviseur, célébrer avec ses équipes les résultats obtenus, devise un interlocuteur régulier des grands patrons. Lui ne s’arrête jamais ».
Carlos Tavares nous avait dit le contraire, il y a sept ans, lors d’un long entretien . « Lorsque je considérerai que je n’ai plus de valeur ajoutée, il faudra se dépêcher de partir. Je n’ai pas l’intention de m’accrocher au pouvoir. Je prépare déjà ma succession. » Pour un jour retourner jouer avec ses voitures au Portugal, chez lui, en famille.
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