Enquête : la sexualité à 80 ans, ça existe ?

Il y a quelques mois, Michèle, 76 ans, a dû intégrer un Ehpad des Pays de la Loire. Son nouveau compagnon, lui, habite à deux pas et a pu conserver son appartement. Malgré les regards réprobateurs de certains résidents, le couple se voit régulièrement, mais sans que leurs familles respectives ne soient au courant. « J’ai tenté d’aborder la question avec mon fils aîné, mais j’ai senti que ça le mettait mal à l’aise, explique la septuagénaire. Il n’y a pourtant rien de condamnable. Je suis veuve depuis longtemps et j’ai encore de beaux jours devant moi. »

Comme Michèle, Marie-Lou, Marcel et Roger ont 75 ans ou plus. Leur point commun ? Ils ont tous intégré récemment un Ehpad, mais n’ont pas, pour autant, fait une croix sur l’amour et sur leur vie sexuelle. Un sujet qui reste, pourtant, encore tabou dans la société actuelle.

Dans son rapport annuel paru à la fin de l’année 2022, l’association les Petits Frères des pauvres interrogeait, en référence à la célèbre chanson de Charles Trenet, « Que reste-t-il de nos amours ? » Car, une fois la porte de ces établissements franchie, c’est souvent tout un pan de leur vie qui disparaît, lié à leur vie affective, intime et sexuelle. « Les enseignements de cette étude inédite révèlent un décalage entre les représentations que la société véhicule sur les personnes âgées et la réalité qu’elles vivent », souligne le rapport à plusieurs reprises.

La complicité, les rires et les confidences

Une réalité que Mélissa Lemonnier connaît bien. Cette professionnelle du centre hospitalier de Vendôme-Montoire, en Loir-et-Cher, y prête une attention toute particulière : « Il arrive que des couples se forment en Ehpad, mais certaines familles considèrent qu’au-delà d’un certain âge, ce n’est pas convenable », reconnaît-elle.

Pourtant, 94 % des personnes âgées sondées affirment être toujours amoureuses de leur conjoint. Un sentiment qui, selon l’étude, perdure, quel que soit l’âge. « Les clichés voudraient que les vieux couples n’aient plus rien à se dire et plus trop de raisons de communiquer entre eux », rapporte encore l’étude alors que, sur le terrain, la complicité, les rires et les confidences trouvent bel et bien leur place.

« Cette enquête des Petits Frères des pauvres est très intéressante et montre combien la sexualité reste taboue, que ce soit chez les aînés ou parmi les publics plus jeunes », souligne Karluz Maurice, sexologue installée à Lille (Nord). « Elle reste taboue car elle est très normée, quel que soit l’âge. Il y a des clichés sur la manière dont doivent se comporter les femmes et les hommes dans leur vie sexuelle et affective. »

La thérapeute pense que les choses peuvent bouger, mais rappelle que plusieurs associations, dont le Planning familial, attaquent l’État pour faiblesse dans l’éducation sexuelle à l’école, pourtant rendue obligatoire.

Des questions intimes étouffées dans de nombreux établissements

« Au cours des réunions entre professionnels de santé et résidents, on prend en compte leurs besoins et leurs envies », souligne Anaïs Robillard, coordinatrice de développement social sur la métropole lilloise pour les Petits Frères des pauvres. « Si on ne permet pas à la parole de se libérer, les réunions tournent autour des besoins liés aux soins, pas des besoins jugés secondaires, comme le besoin d’accomplissement, l’appartenance à un groupe, la créativité, etc. », constate cette ancienne animatrice en Ehpad.

À la rentrée, elle a monté un atelier numérique d’un genre nouveau. « Au regard de leurs confidences et de leurs aspirations, j’ai proposé d’initier les résidents qui le souhaitaient à l’utilisation de sites de rencontre pour seniors. » Géraldine, 75 ans, qui préfère le cinéma à la randonnée, s’est aussitôt lancée à la recherche d’un homme doté, comme elle, d’un… déambulateur.

L’attention portée par ces deux professionnelles reste rare. Dans de nombreux établissements, sans doute par manque de sensibilisation et de formation des personnels, ces questions intimes sont purement et simplement étouffées.

« Des soignants trouvent ces sujets dégoûtants », assure une aide-soignante des Hauts-de-France qui préfère garder l’anonymat. « J’ai l’exemple d’un résident qui devait mettre son réveil en pleine nuit pour voir des films à caractère pornographique, ce n’est pas une situation normale, d’autant plus qu’on peut imaginer que les conjoints de ces soignants regardent sans doute du porno sur leur smartphone. »

Les chambres des résidents sont pourtant des espaces d’intimité reconnus par la loi. Mais, dans les faits, certains Ehpad, pour des raisons de sécurité, n’autorisent pas la fermeture à clé.

Des poupées gonflables à l’Ehpad ? 

Dans un autre établissement, l’idée a germé d’introduire des poupées gonflables pour permettre à certains résidents d’apaiser leurs tensions. Mission impossible. « Toujours pour ces raisons de pudeur et de dégoût affichées par les collègues, alors que pour nettoyer de l’urine et des excréments, ils ne voient rien à redire, c’est troublant », déplore une autre soignante qui souhaite, elle aussi, bénéficier de l’anonymat.

Dans le nord de la France, des travailleurs sociaux ont dû emmener un résident en Belgique afin qu’il puisse bénéficier de services sexuels, pour ces mêmes raisons de tensions provoquées par la frustration sexuelle.

À Vendôme, pour contrarier ces situations extrêmes, Melissa Lemonnier et sa directrice, Valérie Boismartel, continuent d’innover. Après les ateliers Internet, elles préparent la venue d’un groupe de pole dance, cette pratique sportive qui consiste à danser autour d’une barre verticale avec des effets particulièrement sensuels. À cet événement s’ajoutera la vente de lingerie dont les couleurs et les formes déclassent les épaisses gaines en coton. « J’ai beaucoup ri quand j’ai proposé cette possibilité, confie Melissa. Les résidents sont finalement très à l’aise sur ces sujets. Il n’est pas rare que des mains se rapprochent durant nos séances de cinéma en salle obscure. »

Dans cet établissement, les personnels bénéficient, au travers d’un plan de formation annuel, d’une sensibilisation aux questions sexuelles. L’enjeu étant de balayer ce tabou en joignant les familles aux cercles de discussion.

L’infantilisation des patients 

Dans le Nord, Anaïs Robillard confie ainsi avoir dû se battre pour offrir un peu d’intimité à un couple fraîchement formé dans un établissement. « On ne les reconnaît plus comme des adultes pouvant avoir des rapports intimes, mais comme des enfants. Dans ce schéma, la famille peut clairement être un frein », regrette-t-elle.

Thérèse, 76 ans, a, elle, la chance de pouvoir demeurer dans un appartement près de Troyes, au pied d’un jardin qu’elle entretient avec passion. Il y a quelques semaines, elle a rempli le formulaire d’un site de rencontre pour les plus de 50 ans. Et c’est Gérard, de la même génération qu’elle, qui a toqué à sa messagerie. « M’interdire une vie affective et sexuelle du fait de mon âge, mais de quel droit ? », s’étonne-t-elle.

L’Humatinale

Du lundi au vendredi, l’actu essentielle décryptée par la rédaction de l’Humanité.

Nous n’avons pas pu confirmer votre inscription.

Merci ! Nous vous avons envoyé un email de confirmation.

Divorcée par deux fois, cette mère de huit enfants aux conquêtes multiples ne se voyait pas finir sa vie seule. « Pour l’instant, nous nous parlons quotidiennement par Internet, on ne s’envoie des bisous que virtuellement, mais les vrais baisers vont sans doute arriver, et ça se fera naturellement. » Les deux tourtereaux vivent séparément, mais aucune porte n’est fermée. « Il vient chez moi quand il veut et si, demain, il me propose de partir en vacances, pourquoi pas… » 

L’arrivée dans les établissements des acteurs de la « révolution sexuelle »

Thérèse a la chance d’avoir une fille qui comprend et accepte sa liaison. Une liaison qui, selon elle, contribue à son équilibre. « Les jeunes sont parfois réticents à imaginer que les personnes du ­troisième âge puissent avoir une vie intime. Ils doivent comprendre que nous vivons comme eux, avec les mêmes besoins ! », assène-t-elle.

« Des couples centenaires continuent d’avoir une vie amoureuse sans que cela pose de problème. Pourquoi nous, parce que nous sommes divorcés, veufs ou veuves n’aurions-nous pas le droit de continuer à être en couple également ? » s’interroge Thérèse, qui se dit « heureuse ». « Nous avons chacun nos petites habitudes, nos passions peuvent diverger, mais cette relation est bénéfique et permet tout simplement de continuer à vivre normalement. »

Outre la nécessaire formation des personnels, l’arrivée prochaine des baby-boomers pourrait ­rebattre les cartes et permettre à ces questions d’être abordées d’une manière plus décontractée. Les acteurs de la « révolution sexuelle » auront sans doute à cœur de ne pas se laisser imposer des règles rétrogrades qu’ils ont combattues durant leurs jeunes années.